Opus Haute Définition e-magazine

Interview

Opus Haute Définition e-magazine, 28 février 2005

Roberto Alagna, un Cyrano d'exception

À l’occasion de la sortie en DVD chez Deutsche Grammophon de l’opéra Cyrano de Bergerac de Franco Alfano, le célèbre ténor nous fait partager sa passion pour ce rôle bouleversant.

Vous débutez votre collaboration avec Universal par la sortie d’un opéra en DVD. Pourquoi ce choix et pas celui, plus traditionnel d’un CD récital ?

R. A. Un CD récital est prévu puisque nous avons commencé l’enregistrement d’un hommage à Luis Mariano. Mais vous savez, j’ai changé de maison de disques parce que je voulais voir d’autres horizons. Et de passer tout de suite à Mariano avec Universal c’était peut-être un peu brutal. C’est pourquoi je désirais faire quelque chose d’un peu plus sérieux pour ma première collaboration avec ce label. J’ai donc choisi Cyrano parce que je pense que personne ne connaît cette œuvre et qu’elle est injustement oubliée voire même non créée puisqu’elle ne l’a jamais été. J’ai donc réussi à monter le projet, à le proposer à Universal qui a été convaincu. J’ai alors rassemblé une équipe qui était enthousiaste, qui fonctionnait vraiment et qui avait envie de faire de belles choses. Le projet s’est donc concrétisé et aujourd’hui, nous avons ce magnifique DVD dont je suis très fier et je pense que Deutsche Grammophon l’est aussi.

Comment avez-vous découvert cet opéra ?

R. A. Par hasard. J’aime bien me balader dans les librairies musicales et je suis tombé sur la partition par pur hasard. Et quand je l’ai parcourue, je suis tombé littéralement amoureux de l’œuvre que je connaissais au théâtre et au cinéma. Et j’ai alors ressenti un véritable choc avec cette partition, parce que je pensais que cet opéra était composé pour un baryton et pas pour un ténor. Alors je me suis dit, c’est pour moi. J’ai commencé à étudier la musique et le texte et j’ai trouvé ça fantastique si bien que je l’ai proposé à tout le monde et chaque fois on me disait que ce n’était pas très intéressant et que si ça n’avait pas été monté c’est que quelque chose n’allait pas. J’ai alors rencontré René Koering qui m’a laissé carte blanche pour créer l’opéra. J’ai donc fait appel à mes frères et ensemble nous avons fait le casting, la réalisation et nous avons engagé des techniciens pour la captation vidéo qui n’avaient rien à voir avec le monde de l’opéra puisque leur métier est de filmer des événements sportifs. Je voulais un petit peu casser les conventions et ces techniciens sportifs étaient très heureux d’exploiter au maximum leur matériel et leur régie plutôt que de filmer deux types en train de se renvoyer une balle sur un court de tennis. Pour eux c’était comme une récréation et depuis nous sommes devenus très amis et ils filment en exclusivité pour moi. En fait nous avons créé une véritable équipe et j’en suis ravi parce que nous sommes parvenus à filmer un opéra en live avec une conception cinématographique.

Oui, j’ai vu que vous aviez utilisé une Louma ?

R. A. Tout à fait, une Louma, un Steadycam, neuf caméras. La Louma c’est formidable parce que ça donne une sorte d’espace où l’on se sent soulevé, ça donne une autre dimension. Mais ce qui est intéressant c’est le montage de l’opéra, la façon de filmer qui est très révolutionnaire dans ce domaine. D’habitude c’est toujours filmé en plans américains on a l’impression qu’un bras invisible agite des marionnettes. Tout ça me dérange un peu, comme les plans trop longs, les contre champs ratés ou les réactions manquées de celui qui ne chante pas. Ici nous avons gommé tout ça et on a donc un vrai film.

Que pensez-vous de l’opéra filmé en général et des films d’opéras en particulier ?

R. A. Ce qui me dérange dans les films d’opéras et ce qui dérange la plupart des mélomanes, c’est que l’on n’a pas l’émotion à cause du play-back. On perd la force émotionnelle de la performance vocale. C’est pour ça que souvent les mélomanes ne vont pas au cinéma. Mais moi et mes frères nous avons en projet pour septembre prochain de faire le premier film d’opéra chanté en live. Nous sommes en train d’y travailler et je pense que si l’on réussi notre pari, ce sera une véritable révolution, un peu comme quand le cinéma est devenu parlant.

La mise en scène est donc une affaire de famille. Y avez-vous participé ?

R. A. Oui bien sûr, nous l’avons travaillé durant une année avant la réalisation. Vous savez, quand je fais une production avec mes frères, et c’est pour ça que je les choisis, c’est vraiment du sur mesure. C'est-à-dire que pendant des mois on va en parler, travailler dessus. Mes frères travaillent comme au cinéma, ils préparent une sorte de scénario que l’on distribue aux chanteurs pour qu’ils s’imprègnent de l’atmosphère de l’action. La gestuelle n’est pas du hasard, tout est contrôlé.

Vous faites un story-board ?

R. A. Oui, comme pour un film. Tous les personnages sont dessinés. Et on va même plus loin puisqu’on filme également les répétitions. Ainsi on peut répondre aux interrogations des acteurs en leur montrant immédiatement le résultat. On travaille dans une sorte de sécurité et les acteurs-chanteurs ont vraiment l’impression de ne pas travailler dans le vide. D’ailleurs, ils participent à tout.

Avez-vous d’autres projets liés au DVD ?

R. A. Oui bien sûr. Avec Levon Sayan nous sommes en train de monter un catalogue au travers de notre maison de production. Nous filmons donc ces spectacles et nous proposons les DVD aux distributeurs comme Universal et en priorité à Deutsche Grammophon. Et si ce dernier n’est pas intéressé, nous les proposerons alors à d’autres Labels. Nous avons d’ailleurs dans un avenir proche le projet de filmer Werther de Massenet, puis Othello de Verdi. Et ce, toujours avec les mêmes équipes de captation et de mise en scène.

Dans le domaine de l’opéra filmé, avez-vous des références particulières ?

R. A. D’ores et déjà, je trouve que Benoît Jacquot a fait un excellent travail dans Tosca. Il a apporté une vision moderniste au drame. Mais déjà à l’époque de ce film nous souhaitions faire du son direct, du live, malheureusement nous n’y sommes pas parvenus parce que ça coûtait trop cher et c’était vraiment difficile à faire. Vous imaginez des chanteurs qui chantent pendant huit heures, durant plusieurs semaines, c’est éprouvant. Mais aujourd’hui, avec mes frères nous allons essayer, grâce notamment à la profonde connaissance de la musique qu’ils ont. Car l’avantage avec eux c’est qu’ils sont aussi musiciens. Ils ont grandi avec l’opéra, avec l’image. Ils possèdent une vision esthétique des choses puisqu’ils sont également peintres et sculpteurs. Ce qui fait qu’il y a une sorte d’alchimie entre nous qui fonctionne parfaitement pour pouvoir réussir ce défi.

A l’avenir, comptez-vous travailler avec des réalisateurs connus ?

R. A. Oui. Je suis ouvert a tout et j’espère avoir l’occasion de travailler avec des gens connus. Nous avons fait appel à pas mal de monde, mais vous savez, la réticence des réalisateurs de films pour l’opéra vient du fait qu’ils pensent que ça ne marche pas. Alors si au départ ils ne sont pas convaincus, ça ne sert à rien d’aller plus avant dans le projet parce qu’il faut vraiment être mélomane ou passionné pour relever un tel défi. Ce n’est pas quelque chose qui est donné à tout le monde. Mais peut-être que si nous réussissons ce premier film, les passions se réveilleront. En tout cas je l’espère, c’est notre but. Quand le DVD de Cyrano sortira, je pense que l’on ne pourra plus filmer l’opéra comme on le fait aujourd’hui. Les réalisateurs d’opéras prendront conscience que c’est un peu trop conventionnel, trop statique ce que l’on fait maintenant, et que ça ne fonctionne pas pour le DVD. Car on le sait, ce dernier est riche en possibilités. Si le marché du DVD d’opéras stagne actuellement c’est, à mon sens, parce que la majorité des captations sont de simples mises en images.

Quel est votre film d’opéra préféré ?

R. A. Il y en a plusieurs. J’aime beaucoup le Paillasse avec Tito Gobbi et Gina Lollobrigida. Je trouve qu’il est vraiment bien réussi. Et bien évidemment le Tosca de Benoît Jacquot est magnifique aussi. J’avais également bien aimé Carmen de Francesco Rosi, mais je trouvais que l’on avait un petit peu sacrifié le Don José de Placido Domingo qui était toujours dans l’ombre. Mais malgré tout mon préféré reste Tosca.

La technique de la prise de son pour un CD traditionnel ou un DVD vous intéresse t-elle ?

R. A. Oui, tout à fait, je suis dingue de son, ce qui souvent me rend malade car je ne suis jamais satisfait de ce que j’entends. Mais à l’avenir, je veux travailler avec des techniciens de cinéma. Vous savez j’ai fais beaucoup de disques et chaque maison veut garder un son spécifique. Le son Decca, le son EMI etc. Personne ne veut en changer et je pense que c’est une erreur. Il faut avancer, comme par exemple dans le monde de la Pop Music où l’on travaille beaucoup sur le son durant de longs mois voire parfois des années pour obtenir le son que l’on désire. Je pense que c’est sacrifier les choses que de garder toujours le même son comme à une certaine époque o l’on essayait de se rapprocher du naturel. Mais on ne peut pas se rapprocher du naturel, ça ne sert à rien de l’atteindre, il faut au contraire essayer d’atteindre le surnaturel. C’est ce que je reproche un petit peu au monde du classique. C’est pourquoi aujourd’hui, je m’entoure de techniciens de cinéma qui font du son direct ou qui enregistrent les voix. Je travaille avec Olivier Goinard, ingénieur du son de cinéma qui m’offre une approche totalement différente de celle que j’ai connue. Il se régale des sons d’ambiances, de l’acoustique. C’est ce qui me plaît. Avoir l’impression que c’est vivant. Ce n’est pas seulement dans la captation de la musique ou des voix, mais également dans celle de l’atmosphère et même du silence.

Depuis plusieurs années, Universal a opté pour le Super Audio CD. Que pensez-vous de ce support lié à une nouvelle technologie d’enregistrement haute définition ?

R. A. Je trouve que c’est bien, ça va dans le sens de ma conception du son. Il faut évoluer et même aller plus loin encore. Avec ça, nous avons une écoute plus riche, plus profonde. Le son est beaucoup plus ambiant et vous enveloppe. On fait partie intégrante du son. C’est un peu comme si on était le chef d’orchestre au milieu de sa fosse.

Pensez-vous que le multicanal soit l’avenir de la musique classique ?

R. A. Je le pense. Mais pas uniquement pour la musique classique. Pour tout. Pour le cinéma et la musique en général.

Pensez-vous enregistrer des Super Audio CD ?

R. A. Oui, c’est prévu dans mes projets. Tout ce que je vais enregistrer maintenant ira dans ce sens. Mais ce qui me plait avec Universal c’est que j’ai carte blanche. De même lorsque j’étais avec EMI, j’ai beaucoup travaillé avec eux et le son a évolué. En dix ans de collaboration, l’évolution de mes disques dans ce domaine est indéniable. C’était assez difficile à installer. Ils avaient leurs repères et souvent ils étaient choqués par mes remarques. C’est assez difficile de bousculer les choses avec de grandes maisons comme celles-ci qui ont un certain savoir faire. Je crois qu’aujourd’hui je suis arrivé à une certaine maturité, les gens me font confiance même si au départ on pense que c’est encore un coup de folie de Roberto Alagna. Il veut faire ci, il veut faire ça, une maison de production etc. Mais quand on voit le résultat on se dit que je n’ai peut-être pas tort.

Ne deviez-vous pas créer un label ?

R. A. J’ai une maison de production avec Levon Sayan qui est Seven Stars System. Nous faisons des spectacles que nous donnons en distribution à d’autres maisons. En fait nous faisons exactement comme font les pops stars. Ils font leur cuisine eux-mêmes et ensuite ils livrent le produit final. C’est ce que l’on fait avec Levon Sayan pour pouvoir vraiment contrôler les choses. Mais peut-être qu’à l’avenir Universal coproduira avec nous les futurs projets. Vous savez, pour l’instant nous essayons de créer quelque chose qui est, à mon avis, assez révolutionnaire pour le monde de l’opéra. Dans d’autres domaines, ce genre de conception visuelle existe depuis longtemps.

Ferez-vous du Cross Over ?

R. A. Oui, pour moi déjà Luis Mariano c’est du Cross Over. Un Cross Over de qualité. Vous savez, souvent ce terme a une connotation péjorative pour le monde du classique. Il ne faut pas oublier que je viens de la variété et que j’ai toujours eu un goût pour ça. Ensuite, quand c’est fait d’une certaine façon, ça devient de la création de qualité. Je suis en train de faire ce disque de Mariano, c’est un hommage mais en même temps j’ai l’impression que c’est écrit pour moi. Je lui apporte ma personnalité et tout à coup ça n’a plus rien à voir avec Mariano, même si cela reste fidèle. Je lui apporte d’autres arrangements, d’autres rythmes. J’ai voulu donner une couleur un peu plus latino, plus moderne. J’ai voulu faire une sorte de mariage entre la voix classique, l’opérette et la variété avec des musiques traditionnelles de différents pays. Ce n’est pas fait à la légère dans un but commercial. De plus, je fais ça en direct avec l’orchestre, on enregistre ensemble, et ce qui est formidable pour moi, c’est de voir les gens danser pendant que j’enregistre, de les voir remuer, d’avoir le sourire jusqu’aux oreilles, être heureux. Aujourd’hui, dans le domaine de l’opéra je n’ai plus grand-chose à prouver, ça fait vingt ans que j’en fais, donc j’ai envie de découvrir autre chose, même si mon premier amour restera toujours l’opéra, c’est ce que je préfère. Je continuerai toujours a en faire mais je voudrai, après vingt ans de carrière, me faire plaisir en faisant des choses qui dépassent le cadre de la musique classique, de la musique lyrique. J’ai toujours été un touche à tout. C’est d’ailleurs ce qui m’a valu certaines critiques. Le fait d’être inclassable dérange. Je n’aime pas la routine, il faut que je me remette en question pour ranimer ma flamme intérieure. J’ai besoin pour avancer de me créer de nouveaux défis, de nouveaux challenges.

Ce qui est impressionnant dans le DVD Cyrano d’Alfano, et c’est presque « palpable », c’est votre passion pour l’œuvre.

R. A. Vous avez raison, c’est le rôle qui m’a le plus habité. J’étais complètement bouleversé par le personnage. C’est peut-être aussi parce que j’étais proche de Cyrano. Comme tout le monde j’ai aussi mes angoisses, mes peurs, mes complexes et quelque part je me suis retrouvé en lui et ça m’a permis de me connaître en chassant quelques démons que j’avais en moi. Le fait d’être avec ce personnage qui m’a habité longtemps avant et longtemps après, je le ressens encore aujourd’hui. C’est curieux, mais j’ai l’impression que Cyrano c’est moi.

Avez-vous vu le film avec Gérard Depardieu ?

R. A. Oui bien sûr ! J’ai adoré parce que, même si beaucoup l’on critiqué en disant que ce n’était pas le grand Sorano, je trouve qu’il est formidable. Il a apporté sa sensibilité. Et c’est là que l’on voit la richesse du personnage, chacun de nous peut l’interpréter parce qu’on a tous un peu de Cyrano en soi. Cyrano ça fonctionne pour tout le monde. Celui que j’incarne se situe entre Sorano et Depardieu. Je joue sur la sensibilité avec un côté moins histrion pour laisser voir une sorte de vérité. Je me souviens lorsque je répétais la fin, je fondais en larmes, j’avais du mal à chanter parce que j’étais pris par l’histoire. Tous ceux qui m’entouraient ont tous été marqués par cette œuvre. Les machinistes s’arrêtaient de travailler. Pendant les répétitions, sans costumes, les gens étaient en larmes. C’est la force de cette œuvre, de cette musique.

Cet opéra va-t-il sortir en CD ?

R. A. On va essayer de le faire avec Deutsche Grammophon, bien que EMI soit intéressé aussi puisque quand nous l’avons enregistré j’étais encore sous contrat avec eux. Mais ça va se décider très vite.

Concernant le disque Mariano, vous le sortirez également sur les deux supports CD et DVD ?

R. A. Non, c’est uniquement prévu en CD. Mais dans l’avenir, j’aimerai bien reprendre une de ses opérettes au Châtelet ou ailleurs, pour un autre hommage.

Propos recueillis par Jean-Jacques Millo

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