L’album réunit trois jalons majeurs de la première modernité viennoise : la « Kammersymphonie n°1 », op. 9 (1906) et la « Kammersymphonie n°2 », op. 38 (1906–1939) d’Arnold Schoenberg (1874-1951), ainsi que « Langsamer Satz » (1905, version pour orchestre à cordes) d’Anton Webern (1883-1945). Son titre, « Wendepunkt », littéralement « point de bascule », traduit une volonté de le situer dans une dynamique de transition. L’auditeur est alors invité à franchir une étape avec les interprètes, à partager une vision qui se veut à la fois héritière d’une tradition et résolument tournée vers l’avenir. La « Kammersymphonie n°1 » marque une rupture décisive dans l’histoire de la musique. Schönberg y condense l’orchestre symphonique en un ensemble de quinze instruments, créant une texture dense où se mêlent contrepoint serré et audaces harmoniques. C’est une œuvre charnière encore enracinée dans le post-romantisme, mais déjà tournée vers l’atonalité. La « Kammersymphonie n°2 » est une œuvre singulière. Commencée en 1906, elle resta inachevée pendant plus de trente ans, avant que Schönberg ne la complète en 1939, alors qu’il vivait en exil aux États-Unis. Cette longue gestation en fait une pièce hybride incarnant, à elle seule, le « tournant » annoncé par le titre de l’album. « Langsamer Satz », écrit par Anton Webern alors qu’il était encore étudiant auprès de Schönberg, est une page profondément intime. Inspiré par une expérience amoureuse, ce mouvement lent pour quatuor à cordes (ici transcrit pour orchestre à cordes) déploie une chaleur lyrique inhabituelle chez Webern. On y retrouve l’influence de Brahms et de Mahler, mais déjà une sensibilité nouvelle, tournée vers la transparence et l’économie de moyens. Dès les premières mesures de ce programme, les musiciens privilégient une articulation précise, une lisibilité structurelle qui confère à l’ensemble une dimension quasi architecturale. Les phrasés sont modelés avec soin, la respiration demeure, et l’élan musical conserve une souplesse qui évite toute rigidité. L’album se construit sur une dialectique entre intériorité et éclat, porté par une énergie presque théâtrale. Ce jeu de contrastes captive indéniablement. La cohésion de l’ensemble est l’une des grandes réussites de cet enregistrement. Les timbres se fondent, se répondent, se superposent avec une élégance rare. On perçoit une recherche constante d’équilibre, où chaque voix trouve sa place, pour une homogénéité qui dépasse la simple virtuosité technique. En fin de compte, ce qui se dessine derrière « Wendepunkt », c’est une affirmation de maturité artistique. Les interprètes ne cherchent pas à séduire par l’effet ou la démonstration, mais à proposer une vision cohérente, audacieuse, assumée. Une nouveauté discographique que l’on ne saurait ignorer.
Jean-Jacques Millo |