Avec plus de deux heures de musique, les « 24 Préludes et Fugues » Op.87 de Dimitri Chostakovitch (1906-1975) exige du pianiste une double posture : celle du géomètre et celle du poète. Dans ce double album paru chez Pentatone, Yulianna Avdeeva relève le défi avec une intelligence musicale indéniable. Dès les premières mesures, elle impose une vision limpide où chaque voix est articulée avec une précision chirurgicale, mais jamais froide. Le contrepoint devient conversation, les lignes se croisent sans s’écraser, et l’on perçoit presque les respirations entre les notes. Ce qui distingue cette interprétation d’une autre, c’est la capacité de la pianiste à faire entendre le sous-texte émotionnel du Compositeur russe. Derrière la rigueur formelle, elle dévoile une palette de sentiments : ironie, mélancolie, colère rentrée, espoir fragile, et chaque prélude devient une miniature expressive, chaque fugue une cathédrale intérieure. On pense parfois à Bach, bien sûr, mais aussi à Prokofiev ou à Scriabine dans cette œuvre souvent perçue comme austère. C’est aussi un véritable arc narratif. Le cycle se déploie comme un journal intime, une confession musicale où chaque tonalité ouvre une nouvelle porte. Le passage du majeur au mineur, les modulations, les ruptures rythmiques : tout est pensé comme une dramaturgie. Pour conclure sa prestation Yulianna Avdeeva inclut un « Prélude et fugue » en do dièse mineur inachevée, complétée par Krzysztof Meyer (né en 1943), offrant une perspective nouvelle sur le processus créatif de Chostakovitch. Ce fragment, méconnu, agit comme un écho fantomatique au cycle officiel. Avec sa vision, Yulianna Avdeeva propose une lecture personnelle, profonde, et cohérente d’un chef-d’œuvre du XXe siècle qui vit le jour en 1950.
Jean-Jacques Millo |